Nicolas
Posté : jeu. 19 mai 2005 12:17:00
Nicolas
Je me sens bien, si vous saviez comme je me sens bien ! Mes soucis ont moins d?importance, j?ai l?impression d?être plus léger qu?une plume, d?être porté par une énergie surnaturelle. C?est venu d?un coup, après la discussion que j?ai eue avec un jeune adulte il y a trois jours. Enfin, jeune adulte, il devait avoir dix-huit ans. Il était avec une amie à lui, à peu près de son âge. Peut-être un peu plus jeune, je ne sais pas. Je les ai vu au restaurant, assis à une table voisine de la mienne, mais je ne les ai vraiment rencontré que quelques heures plus tard, dans un petit bar. Ils sont venus s?installer, encore une fois à côté de ma table, au moment où je m?apprêtais à rentrer chez moi pour me coucher. J?avais consommé bien trop d?alcool dans la même soirée, je ne pensais qu?à mon lit qui m?attendait. Froid et vide. Je me sentais terriblement oublié en les regardant tous les deux, une souffrance se rapprochant de la jalousie, peut-être.
Le garçon avait les cheveux mi-longs, noirs, maintenus en arrière par un bandeau décoré de motifs tribaux. Il portait des vêtements larges, déchirés et délavés, et avait un piercing à l?arcade. Bien que je n?aime pas la mode baggy, je dois bien admettre qu?il avait une certaine classe. Son amie était très légèrement maquillée, et, il n?y a pas d?autres mots, elle était magnifique. C?est toute sa personne qui m?a marqué, je ne peux pas l?expliquer. Elle dégageait quelque chose de mystique, une attraction à laquelle je n?ai pu résister. Je suis de nature timide mais j?ai soufflé un grand coup, je me suis approché d?eux pour lui demander d?un ton trop peu assuré à mon goût : « Excusez-moi, je crois que l?on vient de me poser un lapin et je n?ai pas envie de rentrer chez moi tout de suite, je peux vous offrir un verre ? » J?ai essayé d?avoir l?air sympathique, malgré la mauvaise humeur que je traînais depuis quelques temps déjà. Apparemment, j?ai réussi, car le jeune homme a répondu en souriant : « Venez, c?est moi qui vous invite ! ». Ca m?a fait très plaisir.
Ma famille habite au Japon, je ne vois même pas mes parents à Noël. En vingt-trois ans, je n?ai eu qu?un ami véritable et il est mort sous mes yeux, renversé par un chauffard. J?ai alors perdu goût à tout, vivant renfermé dans mon monde, et seul, toujours plus seul. J?avais l?étrange sentiment que ces deux adolescents allaient m?aider à reprendre ma vie en main, encore cette impression bizarre, ils m?attiraient. Je me suis donc assis aux côtés de la si charmante demoiselle en commandant un amer-bière.
C?était merveilleux. Ils me posaient tout un tas de questions et, chose inhabituelle, je n?avais aucun mal à y répondre franchement, en toute confiance ; je n?étais pas sur la défensive. Ils s?appelaient Lily et Skurd, des prénoms originaux. Ils ne m?ont pas dit grand-chose sur eux mais s?intéressaient beaucoup à moi, à mon passé, à mon travail d?informaticien dans une petite entreprise, à ma passion pour les légendes irlandaises. Au bout d?une heure ou deux, Lily s?en alla, me laissant seul avec le garçon qui était, à ma déception, son petit ami. Quelques minutes après qu?elle eût quitté le bar, il me dit : « Je t?aime bien, et tu te rendras rapidement compte que tu as eu de la chance de nous rencontrer. Je te connais mieux que tu ne l?imagines, Nicolas. On va faire un tour, si ça ne te dérange pas. Prendre l?air en discutant, ça te dit ? »
Sur le coup, il m?a fait peur. J?étais étonné, je ne l?ai plus vu sous le même angle. Et s?il souhaitait m?emmener dans une ruelle sombre pour me ruer de coups et me dépouiller de mes affaires ? Et si sa copine était allée chercher des amis à eux, pour que je ne puisse pas me défendre ? Il sourit. Il n?avait vraiment pas l?air méchant? Je n?avais rien à perdre. De toute façon, ma vie était pourrie, autant accepter, il avait peut-être simplement envie de prendre l?air, comme il le prétendait. Je me suis donc levé, doucement, pour ne pas que l?alcool m?étourdisse.
Skurd en savait effectivement plus sur moi que ce que je ne lui avais dit. Il m?a raconté comment il voyait mon appartement, comment il m?imaginait enfant, comment est-ce qu?il pensait que j?étais entré dans l?informatique. Il a fait un sans faute. Il savait même ce que j?avais voté au premier tour des dernières élections présidentielles et connaissait mon avis sur la constitution européenne ! Depuis quand m?espionnait-il, et dans quel but ? Il s?est assis sur le dossier d?un banc en sortant un paquet de cigarettes de l?une de ses profondes poches pour m?en proposer une. J?ai accepté. Il m?a tendu un briquet avant d?allumer sa propre clope, mais n?a pas attendu que je le lui rende. Je ne comprends toujours pas. Il a prit la cigarette entre ses lèvres, il a aspiré, et elle s?est embrasée d?elle-même. Je suis resté là à le regarder, sans rien dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ?
Il m?a fixé un bon moment, souriant, avant de me demander si je voulais être heureux. J?ai hoché affirmativement la tête. Ses yeux brillaient et me pénétraient, m?envahissaient. J?avais l?impression que Skurd me sondait, qu?il lisait dans mon esprit. Je pouvais sentir sa présence dans tout mon corps, du plus petit des ongles de mes pieds jusqu?à l?extrémité de mes cheveux. Je fus parcouru d?un frisson glacé et un franc et large sourire s?afficha sur mes lèvres. Il sauta alors sur ses pieds, expirant un cercle de fumée parfait. Il m?a serré la main et est parti en disant que je devais l?oublier et que je n?allais certainement plus jamais le revoir.
Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ? J?ai peur de vous ennuyer et je vois que vous ne me croyez pas. Peu importe. Je ne me suis même pas présenté. Vous avez du vous en rendre compte, je m?appelle Nicolas. Enchanté de faire votre connaissance. Je vous invite à boire un verre ?